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Pour une fois, le héros de notre récit ne sera pas un anonyme de l'Histoire, mais une tête couronnée, le roi d'Aragon Pere II. Pour une fois aussi, les faits rapportés sont invérifiables et probablement faux. Car nous entrons dans le domaine des légendes, où le mythe a très vite fait de prendre le pas sur la réalité.
Le roi Pere II "el gran" est sans doute monté au sommet du Canigou la dernière année de son règne, en 1285. C'est ce qu'affirme un étrange récit écrit par Fra Salimbena, un moine italien qui rédigea une chronique couvrant les années 1283-1288. Nous verrons qu'il s'agit d'une narration où le légendaire prend facilement le pas sur la réalité des faits. Pere II de Catalogne-Aragon, appelé parfois Pere III d'Aragon, eut à lutter contre son frère Jaume, roi de Majorque, qui s'était allié au roi de France Philippe le Hardi. Ses troupes infligeront d'ailleurs une sévère défaite aux Français au col du Perthus. Pierre Vidal, qui fut le premier à publier ce récit en 1904 (Revue d'Histoire et d'Archéologie du Roussillon, tome IV), estime que c'est au moment de ces épisodes que l'envie lui est venue de faire l'ascension d'une montagne qui, loin de susciter l'admiration, provoquait alors chez les paysans catalans un respect mêlé d'effroi. Quel chemin le roi a-t-il emprunté pour gravir le Canigou ? nous n'en savons rien, mais cela n'a que peu d'importance pour la compréhension du récit. Laissons donc la parole à Fra Salimbena : "Il est sur les confins de la Provence et de l'Espagne une très haute montagne appelée MONS CANlGOSUS par les habitants du pays... C'est elle qui se montre la première a ceux qui viennent par mer; quand ils s'éloignent des côtes, elle est la dernière terre qu'ils aperçoivent. "Cette montagne, jamais, jamais homme ne l'habita et jamais fils d'homme n'osa la gravir, tant sa hauteur est grande, tant le chemin est difficile et pénible : toutefois, à ses pieds existent des groupes d'habitants. "Pierre d'Aragon forma le projet de faire l'ascension de cette montagne, voulant connaître par lui-même ce qu'il y avait à son sommet. Le roi fit donc appeler deux chevaliers auxquels il était intimement mêlé et qu'il aimait beaucoup. Il leur exposa son projet, qui leur sourit fort. Les deux chevaliers lui promirent non seulement de garder le secret, mais encore de ne point se séparer de lui un seul instant. "Les trois compagnons prirent donc avec eux les vivres nécessaires et les armes convenables et se mirent en route. Ils laissèrent leurs chevaux dans un village et, lentement, se mirent à gravir la montagne. Ils avaient déjà fait beaucoup de chemin et étaient parvenus à une très grande hauteur, lorsque de formidables coups de tonnerre se firent entendre. Des éclairs flamboyants sillonnaient l'espace. L 'orage éclata. Le vent et la grêle firent rage. Saisis de frayeur, les marcheurs tombèrent à terre, comme inanimés. "Mais Pierre, qui était plus robuste et plus courageux que ses deux compagnons et qui était bien décidé à mener son projet à bonne fin, les encourageait, les suppliait de ne point se laisser ainsi abattre par la fatigue et la peur. "Il leur représentait combien la peine qu'ils prenaient serait toute en leur honneur et gloire. Pour réparer leurs forces épuisées, il les aidait à prendre quelque nourriture et mangeait lui-même pour soutenir son ardeur; puis ils se remettaient en route, mais la fatigue les reprenait aussitôt, et Pierre recommençait ses exhortations et ses encouragements. Ce fut en vain : les deux camarades du prince tombèrent en faiblesse, exténués, effrayés par le tonnerre qui grondait toujours, si bien qu'ils respiraient à peine. "Alors Pierre les pria de l'attendre jusqu'au lendemain soir à l'endroit où il les laissait, les prévenant que si, à ce moment, il n'était pas venu les rejoindre, ils pouvaient redescendre et aller où cela leur plairait. Et il continua seul l'ascension avec les plus grandes difficultés. Quand il fut au sommet de la montagne, il trouva un étang, il y jeta une pierre; aussitôt il en sortit un énorme et affreux dragon qui se mit à voler et qui de son souffle obscurcit l'air et couvrit l'espace de ténèbres. "Peu aprés, Pierre put reprendre son chemin ; il descendit donc, rejoignit ses deux compagnons, leur raconta par le menu tout ce qu'il avait fait et vu, et les autorisa à le répéter à qui ils voudraient." Pierre Vidal, dont nous avons à peu près reproduit la traduction, s'interroge ensuite sur la topographie, et rappelle que le seul lac existant sur la montagne est celui de l'Estanyol. Certes, mais le roi a-t-il réellement vu un lac ? Ce n'est pas certain, car le récit du moine italien ne fait que reprendre une légende panthéiste que la plupart des peuples d'Europe attribuent aux montagnes. C'est de là que naissent les orages et les violentes averses, très exactement, ils viennent de lacs où sommeillent des forces maléfiques qui se déchaînent dès qu'un imprudent ou un téméraire promeneur a le malheur de jeter une pierre dans les eaux. Pierre Vidal a d'ailleurs recueilli quelques légendes catalanes qui illustrent cette croyance attachée aux montagnes ("Guide Historique et Pittoresque des P.O" page 313) : Ainsi les étangs de Nohèdes étaient un lieu redouté des paysans de ces montagnes, qui se gardaient bien d'y jeter des pierres, persuadés que l'orage en sortirait. C'est surtout vrai pour l'Etang Noir, si profond qu'il abriterait un palais de démons : dès qu'une pierre est lancée, ils sortent, sautent, et l'on entend de grands éclats du tonnerre. Il paraît même que les grandes truites qu'on y pêchait étaient elles aussi des démons : mises à la poêle, elles s'échappaient par la cheminée. C'est dans un tel contexte qu'il faut situer le texte de Salimbène. On remarquera d'ailleurs que le roi, dont le chroniqueur atteste par ailleurs le courage, ne songe pas un instant à tuer le dragon qui s'élève au-dessus des eaux. Il attend simplement que le ciel s'éclaircisse un peu pour redescendre. Autrement dit, il s'est trouvé en présence de forces surnaturelles invincibles, et il a pu constater que ce que l'on disait sur l'origine des orages était vrai. |
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