Les
ermitages ont un peu tous la même histoire, où
l'on retrouve quelques points fondamentaux : création
miraculeuse, souvent par l'intermédiaire d'un animal
; guérisons elles aussi miraculeuses ;
áplecs, mot catalan désignant le
regroupement de foules lors de la fête la plus
importante de l'ermitage, avec prières, danses,
disputes et guérisons ; rôle essentiel lors des
querelles entre laïcs et cléricaux autour des
années 1900.
C'est
toute cela que je vous invite à découvrir
grâce à l'ermitage de Domanova, situé
vers le sud de la commune de Rodès, au sommet d'une
petite colline.
Les
origines historiques
Avant
d'aborder les faits légendaires, quelques
précisions historiques s'imposent. Au
moyen-âge, les déplacements de villages sont
chose relativement courante, et s'expliquent en
général par la recherche d'une plus grande
sécurité. C'est ce qui s'est apparemment
passé à Rodès.
Au
départ, un petit village au sud de la commune,
près d'un torrent, et portant le nom de Croses. Il ne
nous reste aucun souvenir de ce village, sinon des ossements
à l'emplacement du cimetière, quelques scories
évoquant une activité métallurgique, et
des documents qui attestent l'existence d'une église
dédiée à saint Michel.
Juste
au-dessus de Croses, une colline va bientôt être
habitée, et on y construit une maison seigneuriale
fortifiée au nom évocateur, "Doma nova",
autrement dit "la maison neuve". Le lieu est
mentionné en 942. Telle est l'origine de l'ermitage.
L'abside de l'actuelle église, si l'on
considère sa hauteur et sa base renflée,
ressemble d'ailleurs fortement à une tour de guet,
voire à un donjon.
Une
famille de chevaliers-paysans habite les lieux, elle
s'appelle tout naturellement Domanova, mais elle trouve que
la petite colline ne constitue pas un refuge assez
sûr. En outre, le rôle stratégique du
"château" (contrôler la vallée de
Motzanes) est insuffisant. Voilà sans doute pourquoi,
au XIe siècle, on construit le château de
Rodès, sur une crête dominant la Tet
(première mention en 1080). Et, comme c'est souvent
le cas, la population abandonne peu à peu l'ancien
village dépourvu de sécurité pour se
réfugier au pied des murailles du nouveau
château.
Donc, le
"château" de Domanova et son église (sans doute
au départ une chapelle seigneuriale) sont
abandonnés au fur et à mesure que la
population émigre vers la nouvelle forteresse.
Cependant, jusqu'en 1571, l'église de Domanova,
dédiée à la fois à la Vierge et
à saint Michel, demeure église paroissiale.
Mais, à cette date, à la suite d'un accord
passé entre les syndics de Rodès et le
curé de Domanova, ce dernier s'engage à dire
la messe dans l'église de Rodès, construite au
XIVe siècle, et ne célébrera l'office
à Domanova que six jours dans l'année,
notamment le 8 mai (fête de la Nativité de la
Vierge).
Et c'est
là qu'intervient le "miracle" : l'église
autrefois paroissiale trouve une nouvelle vocation, et
devient en quelques années un ermitage
réputé.
Les
origines légendaires
Si l'on
considère l'histoire des divers ermitages, on y
trouve bien des ressemblances. Et aussi une forte
rivalité entre des lieux souvent voisins, qui doivent
s'imposer face à une concurrence féroce.
D'où l'importance de ce que j'appellerai, au risque
d'être damné, le marketing. Comment faire pour
attirer les pèlerins ? En premier lieu se justifier
d'une origine miraculeuse. C'est le cas de Domanova, ainsi
que nous l'indique un ouvrage, publié en 1657 par le
père Camós, consacré au culte de la
Vierge en Catalogne.
"On
élève beaucoup de troupeaux dans cette
région de montagne. Un jour qu'un berger faisait
paître ses bêtes, un agneau s'était
éloigné à plusieurs reprises du
troupeau. Le berger, préoccupé par le
manège, suivit l 'animal afin qu'il ne se
perdît pas. ll le retrouva sous un genévrier,
prostré à terre, la tête fixée
vers l'arbuste, comme pour inviter le berger à
regarder lui aussi vers le haut. C'est ce que fit ce
dernier, et il découvrit une Sainte Statue de la
Vierge, qu'il prit avec grand respect et qu 'il enveloppa
dans une bonne pelisse, comptant aller avertir ses
maîtres de la trouvaille qu 'il avait faite. Quand il
revint plus tard chercher son précieux chargement, le
Ciel voulut qu'il ne retrouvât pas la Sainte Dame, car
elle était revenue d'elle-même à
l'endroit où il l'avait vue auparavant. Il ne se
risqua pas à la toucher une autre fois, redoutant la
même mésaventure, et alla conter l'aventure
à ses maîtres. Ceux-ci s'en furent la voir,
puis avisèrent le prêtre afin qu'il allât
la chercher en procession pour la mener à
l'église paroissiale (l'église de
Croses).
La Sainte
Statue resta peu de temps là-bas, car très
vite elle disparut pour retourner dans son genévrier,
où l'on décida alors de lui édifier une
chapelle. Et, au fil des temps, I'affluence des
fidèles devint très importante. La paroisse de
Saint Michel y fut transférée, et elle resta
longtemps église paroissiale avant de laisser la
place à l'église que possède
aujourd'hui la ville de Rodès, au maître-autel
de laquelle se trouvent Saint Jean Baptiste et Saint Jean
l'Évangéliste. L'autel de Saint Michel est
resté dans l'église de Domanova, à
l'extrémité de la seconde nef que celle-ci
possède...
L 'image
de cette grande Dame est en bois très ancien ; elle
est debout et peinte de coloris très anciens. Elle a
trois pans un quart de hauteur ; elle tient sur son bras
gauche l'enfant Jésus, qui est recouvert d'une
très vieille dorure et auquel il manque la
moitié du bras gauche. "
A travers
ce récit où la légende joue bien
sûr le rôle essentiel, on aura pourtant
noté d'intéressants détails
historiques, en particulier l'allusion à l'ancien
village de Croses, et puis cette mention d'une seconde nef,
dont il ne reste aujourd'hui aucune trace.
Les
miracles
Une Vierge
aussi miraculeusement apparue ne peut que faire des
miracles, et ils sont nombreux, si l'on en croit le
Père Camós. Le premier évoque une
incursion des Huguenots en Conflent, aux alentours de
1580:
"Il vint
à Domanova un huguenot nommé Piarro, avec
l'intention de piller la chapelle. Ne pouvant y entrer, ses
hommes firent un trou dans le mur voisin du
maître-autel. L'ermite appela au secours et sonna les
cloches. Aussitôt on s'empara de lui et on l'attacha
à une des colonnes qui soutiennent les arcs de
l'église, où on le tortura longuement.
Après quoi, on fit un grand feu de sarments devant
l'autel, et l'on y jeta la sainte statue. A ce moment, les
incendiaires entendirent un bruit de gens, et s'enfuirent
rapidement. Lorsque les défenseurs arrivèrent,
ils trouvèrent la Sainte Image au milieu des cendres
encore incandescentes. Le Ciel voulut que la statue ne
fût pas endommagée, sinon
légèrement à l'épaule. L'Enfant
était à peine brûlé a la
poitrine. Le retable, lui, avait été bien
brûlé, ainsi que le dais...
On
détacha ensuite l'ermite qui était gravement
blessé et qui mourut après avoir reçu
les sacrements. Étaient présents lors des
événements, parmi les renforts venus de
Rodès: Antonio Puiz (Puig), beau-père de
Margarida Imbert, à qui celui-ci, mort à 104
ans, les a racontés plusieurs fois; Estevan Cornet,
grand-père de Juan Miguel Cornet et de Lorenzo
Cornet, actuellement vivants et qui m'ont conté ce qu
'ils avaient souvent entendu conter par leur
grand-père et leur père, qui se trouvaient
tous deux présents quand cela s'est passé. Et
bien d'autres encore l'ont raconté à ceux qui
vivent actuellement au village. "
Le lecteur
décidera s'il faut croire ou non au miracle. Il est
vrai toutefois que le retable a été
brûlé, il en conserve aujourd'hui les traces,
et a été repeint au XVIIe siècle. Outre
les harcèlements des Protestants, le texte nous
confirme l'existence d'un ermite dès la fin du XVIe
siècle. Un autre ermite est signalé au
début du XVIIe siècle par l'Abbé Cazes
(érudit bien connu dans les P-O), et il semble que la
sobriété n'ait pas été sa
qualité principale: en 1624, frère Louis
Prades, du couvent d'Ille, a été chassé
de l'ermitage, et l'on vient faire l'inventaire des lieux:
on y trouve des tonneaux, une jarre, un pot de terre,
quelques bouteilles, et surtout on s'aperçoit que les
fonts baptismaux ont servi de pressoir pour la fabrication
du vin ! Mais revenons aux miracles, qui se multiplient, et
dont le Père Camós nous donne quelques
exemples:
"Notre
Dame délivra aussi Juan Parent Frances, originaire de
Rodès, d'une paralysie dont il était
affligé. Étant monté comme il avait pu
a la chapelle la veille de l'Annonciation, il y fit sa
dévotion. Au matin, s'apercevant que la procession
était en marche, il se mit à sonner les
cloches. Après quoi, il se trouva guéri et
abandonna là-bas ses béquilles.
Une autre
fois, Notre Dame délivra une enfant nommée
Sebastiana Imbert qui, alors qu'elle gardait deux mules,
était tombée dans la rivière qui passe
près de Rodès, un 25 juillet. Un enfant qui
l'avait vue invoqua Notre Dame de Domanova. On la sortit de
l'eau vaille que vaille, et elle resta de nombreuses heures
comme morte. Pourtant elle retrouva ses esprits et est
encore vivante aujourd 'hui.
En une
autre occasion, Notre Dame tira d'un grand péril
dû à la tempête Francisco Bacia et d
'autres. Se voyant presque perdus, ils invoquèrent
son intercession. Grâceà quoi ils
trouvèrent la tranquillité et ils avaient
l'impression qu'un flambeau les guidait vers la terre...
Dieu a
accompli de nombreux autres prodiges par
l'intermédiaire de cette statue, comme en
témoignent beaucoup d'ex-voto en cire, toile,
tableaux, béquilles... C'est pourquoi on lui rend
visite en procession des villages voisins, ainsi que le font
les frères Capucins de Vinça. "
|
Ex-voto
représentant
une
famille malade
|
|
Ex-voto
: la chute du
curé
de Glorianes
|
Les
ex-voto
Ce culte
de la Vierge n'a pas cessé depuis les récits
recueillis par le Père Camos, et Domanova
possède le privilège d'avoir conservé
une superbe collection d'ex-voto peints entre la fin du
XVIIe siècle et le début du XIXe. Ces oeuvres,
pour la plupart sans grande qualité artistique,
demeurent pourtant des témoignages ô combien
précieux sur la foi naïve des populations
d'alors, ainsi que sur leur mode de vie, leurs habitations,
leurs vêtements. Certains nous donnent même des
détails historiques dignes d'intérêt :
ainsi apprenons-nous que Francesc Cornet Lacreu était
colonel au Régiment de Farnese (Espagne) lorsqu'il
fut blessé à Gibraltar en 1765. Plus
anecdotique est l'histoire du curé de Glorianes qui,
victime d'une chute de cheval et écrasé sous
sa monture, ne dut son salut qu'à l'aide de Nostra
Senyora de Domanova (1755).
Les
scènes d'accidents ne manquent pas, avec des chutes
dans des rivières ou au fond d'un puits, mais la
majeure partie des ex-voto représentent des malades
couchés dans leur lit, implorant l'intercession de la
Mare de Deu. Angoisse devant les
épidémies, désir de protection dans un
monde où le paysan souffre plus qu'autre chose, tel
est sans doute le principal message laissé par les
ex-voto de Domanova. L'un d'entre eux, le plus
émouvant à nos yeux, représente toute
une famille: le père et la mère sont
couchés dans un "grand lit", tandis que leurs quatre
enfants s'entassent dans une couche minuscule. A gauche,
dans un cadre de nuages, Nostra Senyora et Saint Laurent.
L'œuvre, datée de 1693, est sans doute l'un des
meilleurs témoins de la vie paysanne d'autre fois.
Description
de l'église
Quant
à l'église elle-même, sa visite ne
manque pas d'intérêt. Nous avons
évoqué plus haut son abside aux allures de
donjon. On remarquera à l'entrée du porche les
deux premiers portails avec leurs blocs de pierre
biseautés, qui pourraient bien être un
réutilisation. A l'entrée de l'église,
un portail datant sans doute de la fin du XIe siècle,
tout comme la petite salle voisine avec joints
caractéristiques. L'édifice tel qu'il se
présente a été reconstruit vers le
milieu du XVIIe siècle: dans son testament, Guiomer
Llot y Cornellà, l'épouse de Francesc Llot,
lègue en effet 25 livres pour la "nova constructio
de la capella" de l'église de Nostra Senyora de
Domanova. Parmi les curiosités de la construction,
nous avons noté sur la face nord, l'ingénieux
système qui permettait d'alimenter le puits à
l'aide des eaux de pluie: le toit est incliné, des
deux côtés, vers le centre, et les
gouttières déversent l'eau dans un conduit
qui, protégé par une sorte de contrefort,
alimente le puits.
A
l'intérieur, on remarquera surtout le
maître-autel dont la niche centrale abrite la Vierge
légendaire, sans doute sculptée au XVe
siècle. Le retable lui-même fut
édifié vers les années 1700, et
doré en 1723. La Vierge y est entourée de deux
anges. Dans sa facture, ainsi que dans les traits des
visages, le retable nous rappelle celui du
maître-autel de Marquixanes, même s'il est moins
imposant, avec en particulier la présence de
cariatides à la travée supérieure et
les mêmes colonnes torses décorées de
raisins, d'anges et d'oiseaux. L'auteur pourrait être
Francesc Negre, imitateur du style de Jean-Jacques Melair
dont on sait qu'il reçut en 1692 la somme de 30
doubles d'or pour le prix du retable de "l'altar major de
Marchaixanes".
Sur le mur
de droite de l'édifice est encore présent le
fameux retable endommagé par les Huguenots vers 1580.
Nous l'avons dit, l'œuvre fut repeinte de façon
très maladroite au XVIIe siècle, et seule
l'Annonciation au-dessus du baldaquin, semble avoir
échappé aux supplices du feu et de la
restauration. A la prédelle, le Christ est
entouré à gauche par Saint Pierre et la
Vierge, à droite par Saint Paul et Saint Jean. Le
retable date de la seconde moitié du XVe
siècle, puisque le paiement fut effectué en
1472 à Pierre Escaparra, peintre d'Ille, par les
consuls de Rodès.
A
l'entrée, on remarquera le bénitier en marbre
rose, décoré en son centre d'un poirier, et
daté de 1700. Au fond de l'église, deux grands
panneaux plus récents évoquent la
découverte de la Statue et l'épisode des
Huguenots. Un ex-voto, lui aussi beaucoup plus
récent, est accroché au mur nord.
L'époque
contemporaine
Sautons
les siècles, et arrivons à la période
contemporaine. Après avoir connu bien des disputes
(parfois mortelles) entre habitants de Vinça,
Rodès, Bouleternère ou Ille, Domanova devient
à la fin du XIXe siècle un lieu symbolique
pour tous les cléricaux légitimistes du
Bas-Conflent. Véritable colline inspirée, lieu
où souffle l'esprit, la chapelle voit se multiplier
les pèlerinages, en un mélange où il
est difficile de discerner ce qui relève de la foi
sincère et du défi politique, dans ce
catholicisme de combat pourfendant les doctrines
socialistes.
A partir
de 1877, la voûte de la chapelle est restaurée,
on établit quatre chambres au-dessus de la
maisonnette contiguë à l'église, et l'on
consacre 2000 francs à la construction d'un calvaire
monumental. C'est de cette époque que date
également la construction du porche.
Aujourd'hui,
toutes ces querelles sont oubliées, mais on continue
à venir à Domanova (toujours habité par
un, parfois une ermite), soit pour s'y recueillir, soit
simplement pour y profiter d'une journée
ensoleillée, soit encore pour cueillir des
cèpes dans les bois voisins.
|