ou la vie d'un instituteur catalan au XIXe siècle |
A cette époque, les
vieux conflits avec l'inspection académique semblent
un peu oubliés. La commune demande l'autorisation de
nommer Moreu comme instituteur provisoire, ce qui lui est
accordé. Avec 1870 et la débâcle du
Second Empire, Moreu sent que l'occasion est bonne pour lui
de redemander sa titularisation, dans une supplique
adressée au préfet le 21 octobre, et dont nous
retiendrons la conclusion plein
d'éloquence: "Si vous me
réhabilitez, je pourrai dire : La République
de 1848 m'a mis le pain à la main, la
République de 1870 m'a rendu l'honneur qu'on m'avait
ôté injustement" Effectivement, Joseph
Moreu est titularisé le 21 octobre 1870, et,
relativement à l'abri des soucis financiers, il va
s'efforcer d'apprendre à lire aux enfants de
Trevillach. Quel enseignement leur distribue-t-il ? Les
divers rapports de l'inspecteur primaire nous montrent qu'en
vingt ans rien n'a vraiment évolué. En 1870,
on recense 18 garçons inscrits (pour l'instant on ne
s'occupe toujours pas des filles). La tenue de la classe
laisse à désirer, et les élèves
ne sont pas très propres. La discipline est un peu
relâchée, car le maître est
sourd: "Toute son attention se
porte sur les élèves qu'il appelle
auprès de lui pour leur faire la leçon; il n
'entend pas les autres qui parlent à haute voix; il
ne les voit même pas et ne peut en aucune façon
s'occuper de la discipline. C'est déjà
beaucoup qu'il s'occupe de l'enseignement et il le fait
très consciencieusement." Cet enseignement demeure
très pauvre, limité à la lecture,
l'écriture et le calcul. L'assiduité des
enfants est faible, comme dans la plupart des villages
à la même époque: "Les enfants sont
retirés de bonne heure de l'école et ne
fréquentent pas régulièrement. Les
éleves entrent à toute heure pour lire, et
puis ils se rendent aux champs. A 5 h du matin même
l'instituteur est en classe à la disposition des
parents et des enfants." L'inspecteur est dans
l'ensemble élogieux à l'égard de Moreu,
et souligne qu'il est instruit et zélé, et a
de la méthode. Dernière précision, il
enseigne selon la méthode individuelle, prenant
chaque enfant à part des autres. Cette
méthode, pourtant condamnée officiellement,
était souvent la seule possible: "Ce mode devrait
être banni de nos écoles, mais il est le seul
qui puisse être suivi à Trevillach à
cause de l'habitude prise par les parents de ne confier les
enfants à l'instituteur qu 'un moment de la
journée, et à des heures
irrégulières." Le mobilier, très
pauvre, se résume à deux ou trois tables et un
tableau noir : pas de cartes, pas de tableaux de
système métrique, pas de Christ, pourtant
obligatoires. L'inspecteur souligne aussi la misère
dans laquelle vit Moreu, ce qui nous permet de mieux
comprendre à quel point l'instituteur était un
être méprisé, en 1870 encore
: "La chambre de
l'instituteur n'est pas fermée, et son pauvre
mobilier est exposé à tous les regards. C'est
pénible à voir." La moralité de
Moreu, ses rapports avec les autorités et les
familles sont jugés bons. Seule inquiétude
pour l'inspecteur, le curé et l'instituteur ne
s'entendent guère, et des conflits sont à
prévoir. En 1871, en effet, la situation se
gâte et devient catastrophique en 1872. Plusieurs
faits, sans doute complémentaires, traduisent cette
hostilité de plus en plus virulente. Le curé prend
gratuitement chez lui les élèves payants de
Trevillach et Tarerach, voulant ainsi favoriser
l'installation d'une institutrice privée, Herminie
Escoffet. En guise de contre-attaque, la municipalité
entend priver l'écclésiastique d'une
moitié de son jardin et la donner à Moreu.
C'est ce qui ressort d'une délibération,
d'ailleurs rayée par la suite, où le maire
Grieu déclare: "Nous avons dans la
commune deux fonctionnaires payés par l'état,
un curé et un instituteur. Attendu que leur mission
est de rendre des services également importants
à la commune, je suis d'avis que le jardin en
question, qui est une propriété communale,
soit partagé en deux parties égales, l'une
pour le curé, l'autre pour l'instituteur.
" En novembre 1872, les
relations entre Moreu et la municipalité se sont
gâtées à leur tour, car la plupart des
chefs de famille du village ont décidé de
faire inscrire gratuitement leurs enfants à
l'école, un droit qui, rappelons-le, n'était
en principe réservé qu'aux indigents. Joseph
Moreu se fâche, et au printemps 1873 il quitte
Trevillach. Pourtant, jusqu'à la fin, il a
continué à faire preuve d'un extrême
dévouement, et à travailler selon un horaire
difficilement imaginable aujourd'hui : le matin, de 7
à 8 heures, il faisait l'école à quatre
ou cinq bergers, de 8 à 11 heures, il prenait les
autres élèves, puis il travaillait encore de
13 à 16 heures et de 18 à 21 heures. Tout cela
pour un bien maigre salaire puisque le traitement fixe du
maître n'avait pas évolué depuis 1833
(200 francs par an), que le nombre d'enfants payants
demeurait très faible. Heureusement, Moreu pouvait
compter aussi sur quelques avantages en nature et sur le
traitement qu'il recevait en tant que secrétaire de
mairie. A présent,
Trevillach se passera de ses services. l'école va
être aménagée de façon à
recevoir les enfants des deux sexes, et l'inspecteur
d'Académie a décidé de la confier
à une institutrice (qui ne restera d'ailleurs en
place qu'une année). Quant à Moreu,
malgré son âge, il n'est pas pour lui question
de prendre sa retraite.
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