L'exemple de Llauró, village bouchonnier |
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7. Une industrie florissante
Il existe une variété surprenante de types de bouchons. On la découvre en feuilletant les livres de la maison Planes-Domenjo. Les bouchons varient par la longueur, mesurée traditionnellement en lignes. Cette ancienne unité de mesure correspond à 2,2 mm. Les plus courts sont les topettes utilisées pour boucher les flacons de parfumerie ou de pharmacie (10 lignes). Suit une gamme de bouchons dont la longueur varie de 12 à 22 lignes, et même à 25-26 pour les bondillons. Le diamètre peut aller de 8 mm (pour les plus petites topettes) à 35 mm (bouchons pour grosses bouteilles) et même jusqu'à 45 mm pour de gros robinets, sans compter les bondes d'un diamètre encore plus important. Le client avait encore le choix de la qualité du bouchon, qui est celle du liège. Il y avait les surfins, les fins, les mifins, les basfins et les écarts. A quoi s'ajoutaient encore les bout franc ou bout net, pour lesquels on enlevait au couteau les petites rainures se trouvant sur la face en contact avec le liquide. Les bouchons pouvaient être cylindriques ou coniques. Leurs noms correspondaient aussi aux usages auxquels ils étaient destinés : limonade, bock, boulounenc. On réservait aux vins fins les demi-longs de 22 lignes (pour les Bordeaux et les Bourgognes) et les carrés champagne (les carrés tirage servaient pour les mousseux). Les bondes et les robinets étaient utilisés pour boucher les fûts et les pots de conserves. Contrairement aux autres bouchons, ils étaient pris dans l'épaisseur du liège (la croûte par-dessus et le ventre en dessous). Le dessus était brûlé. On relève, au total, 76 variétés de bouchons.
Peut-on se faire une idée de l'importance de la production de bouchons à Llauró ? Il faudrait pouvoir rassembler et totaliser les chiffres de production et les chiffres d'affaires de l'ensemble des fabriques du village pendant plus d'un siècle. Les comptabilités ont été dispersées, elles ont pour la plupart disparu. Les livres de la Maison Planes-Domenjo, la plus importante du village, nous seront donc particulièrement précieux. Yvonne Rous évoque les débuts de l'entreprise : "Il y avait de grandes maisons comme la maison Sagols à Maureillas qui achetaient toute la fabrication des petits bouchonniers. Mon grand-père a débuté ainsi. Ensuite (c'était certainement un homme très entreprenant), il est parti à Paris pour l'Exposition de 1900. Ayant fait sa tournée, il est revenu avec des commandes. Il s'est fait une clientèle : les clients étaient plus fidèles qu'à présent, probablement, et on devait bien les servir. Mon père, qui lui a succédé en 1919, a repris ses tournées. Mais beaucoup de ventes se faisaient par correspondance. Nous avions aussi des représentants." Les livres de comptes font apparaître sept clients principaux : - Les Eaux du Boulou, 11 rue Caumartin à Paris - Alphonse Bosch, rue de la Tet à Perpignan - Bataille-Delorme, 4 rue du Conflent à Perpignan - Claude Brunel, 8 place St Côme à Montpellier - Paul Menou, 59 rue de l'Agout à Castres - Victor Peltier, rue de la Poissonnerie à Angers - Hutin fils, négociants en bouchons à Beaune. Il y avait aussi de bons clients à Brest, Lyon, Montdidier, Reims, Epernay, Nancy, et les négociants du Boulou, de Céret, de Maureillas. En 1912, 46 clients ont acheté un peu plus de cinq millions de bouchons. Le chiffre d'affaires s'élève à près de 43.000 francs-or. Cette année-là, l'entreprise employait vingt salariés : huit coupeurs (pour les bandes et les carrés), trois racleurs et manutentionnaires (hommes de bras) et neuf bouchonniers. En 1913, la fabrique a vendu plus de cinq millions huit cent mille bouchons. Cette croissance des ventes est peut-être due au travail des représentants prospectant la région lyonnaise, d'où viennent la plupart des douze nouveux clients. Un client d'Amsterdam, Smit et Cie, achète pour 725 francs de bouchons de types variés. Hélas, la guerre est déclarée le 3 août 1914. Dès le début de juillet, la calligraphie des livres change : l'homme a été mobilisé et c'est la grand-mère d'Yvonne Rous qui tient les livres comptables. D'ailleurs, beaucoup d'hommes sont partis. Seuls restent les femmes et les enfants ainsi que quelques hommes non mobilisables. Plus personne n'est là pour assurer les travaux de force : bouillage, raclage, tirage des bandes. Et tout le liège levé qui est resté dans la forêt Les commandes sont freinées, voire nulles pendant le second semestre de 1914 : d'août à décembre, on ne livre que 734.500 bouchons. Le total de l'année s'élève à un peu plus de quatre millions de bouchons, soit une diminution de plus de 30% sur l'année précédente. Les chiffres de 1915 confirment cette baisse des ventes due à la guerre : quatre millions deux cent cinquante mille bouchons livrés. Quel était l'ordre de grandeur d'une commande ? Quelques exemples le montreront : En 1912, Menou, à Castres, ne passe que deux commandes de bouchons de Bordeaux 21 lignes : une de 1.000 surfins à 25 francs le mille et une de 4.000 fins à 19 francs le mille. La même année, Hutin, de Beaune, reçoit 436.000 bouchons demi-longs (22 lignes) surfins à 25 francs le mille. Les Eaux du Boulou passent tous les mois une commande de 40.000 Boulounencs (bouchons cylindriques de 16 lignes), 440.000 bouchons pour l'année ; la même société achète 20.000 Boulounencs avec bout net. Il n'est pas rare de voir livrer 100.000 bouchons d'une même catégorie. Le 19 mars 1913, la société Torrent du Boulou, qui existe encore et "dont les bouchons étaient réputés pour leur finesse" , se voit livrer 233.400 bouchons. En 1915, les établissements Peltier, à Angers, passent une commande de 300.000 bouchons. En 1915 nous voyons apparaître des clients en Meurthe-et-Moselle : cette région en pleine guerre devait mettre le vin en bouteilles pour les soldats, il lui fallait donc des bouchons
Chaque fabrique s'orientait vers un type de production ou un autre. "Nous, dit Yvonne Rous parlant de la Maison Planes-Domenjo, nous faisions les bouchons de bonne qualité pour les bordeaux, les bourgognes et les champagnes." La Maison Larrat avait fait le même choix : "Nous étions surtout spécialisés dans les beaux bouchons, dit Paul Ixart qui fut son représentant, dans les bouchons de prix pour les bordeaux et les bourgognes. Nous avions calculé qu'il fallait le même travail pour un mauvais bouchon que pour un bon, alors que le bon valait trois ou quatre fois plus. "Il fallait servir la clientèle le mieux qu'on pouvait. Si vous fournissiez des bouchons de premier choix, vous ne deviez pas en profiter pour en faire passer quelques-uns de deuxième choix. Il fallait se méfier des maîtres de chais, qui s'occupent de la mise en bouteilles : il arrivait qu'un autre représentant "les arrose". "Nous avons eu la chance d'avoir comme client le plus grand négociant de toute la Bourgogne, la Maison Patriarche, à Beaune. Nous nous étions engagés à rembourser toute bouteille qui serait refusée par le client à cause d'un goût de bouchon : nous n'avons jamais eu une réflexion, jamais ! Ils commandaient jusqu'à 500.000 bouchons, nous leur en envoyions 100.000 à la fois. Nous n'avions d'ailleurs pas à attendre les commandes : comme nous ne pouvions jamais fournir assez, nous expédiions dès que nous avions des bouchons prêts. "Il faut savoir conserver ses clients. Ainsi, pour les vins d'Arbois, chez Maire : c'étaient des clients qui se servaient chez nous depuis la guerre de 14. Nous étions peut-être plus chers que les autres, mais les bouchons étaient passés au peigne fin. Nous ne travaillions pas, comme beaucoup, à la chaîne : cela ne faisait pas un bon triage et c'était inconcevable pour des clients qui vendaient des bouteilles parfois plusieurs milliers de francs..." La maison Larrat avait une vingtaine de clients. Elle vendait aussi ses bouchons à Pontarlier, à Châlons-sur-Saône, à Auxerre, dans le Jura. Dans le département elle fournissait les Caves St Pierre, la cave de Trouillas, Saint-Feliu d'Avall.
"Michel Gispert, raconte son arrière-petit-fils, était beaucoup mieux organisé que nous. Il avait son propre représentant. Et celui-ci possédait une véritable merveille : une mallette en noyer avec des poignées en laiton, une clé minuscule et deux petits crochets en laiton qui brillaient. Quand vous ouvriez la mallette, vous n'aperceviez que des lamelles de noyer, qui cachaient de toutes petites cannelures de largeurs différentes dans lesquelles il y avait les bouchons. Toute l'astuce était là : le représentant arrivait chez son client et, selon ce que celui-ci demandait, il appuyait sur la languette correspondante et ne montrait que les bouchons demandés. Je suppose qu'il devait y avoir un côté secret : nous n'allions pas dévoiler tout notre savoir-faire à un seul client ! C'était la mallette que le représentant utilisait en 1905. Mon grand-père et mon père ne s'en sont jamais servi. "Mon père travaillait beaucoup pour les vins d'Alsace. Il envoyait aussi des bouchons à Epernay, pour les vins blancs. Il avait une spécialité : les bondes pour fûts de bière ; je me souviens en avoir vu des milliers, c'était juste avant l'apparition des bondes en plastique. "Il a travaillé de nombreuses années à faire, pour les "Veilleuses de France", à Vitry-sur-Seine, de petits floteurs : une rondelle de 4 mm d'épaisseur avec un petit trou au milieu, par où passait une mèche. "Quand vinrent les temps difficiles, Yves Gispert sut se reconvertir et, voyant que le bon bouchon allait devenir hors de prix, réalisa une machine à faire des boudins d'aggloméré. Les bouchons qu'il y découpait étaient vendus à moitié prix, mais c'étaient les déchets qui servaient et le triage n'était plus nécessaire.
On n'utilise pour la fabrication des bouchons qu'une assez faible proportion du liège qui arrive chez le bouchonnier : les déchets représentent 70 à 80%. Or on va réussir à tirer parti (et profit) de ces déchets. "Dans le temps, explique Yvonne Rous, on jetait ces déchets ; on les brûlait quand on faisait bouillir le liège, ce qui économisait le bois. Ensuite une usine d'agglomérés s'est ouverte à Céret. Ç'a été un gain : j'ai toujours entendu dire à mon père qu'avec les déchets nous payions la main-d'oeuvre." La Maison Meneau et Cie, de Céret, fournissait à Planes-Domenjo de grands sacs que l'on remplissait de déchets et qu'un camion venait ramasser chaque semaine. Ce sont 718 balles d'un poids global de 34.673 kilos qui seront vendus en 1912. Le prix de vente était de 8 francs le quintal (lorsque l'on compare ce chiffre à celui du prix d'achat moyen du liège levé, on se rend compte que la perte était négligeable). En 1913, parallèlement à l'augmentation de la production de bouchons, deux tonnes de déchets de plus que l'année précédente sont vendus, et à un prix supérieur : 10 francs le quintal. Mais la guerre aura ici aussi un effet néfaste : pour les cinq derniers mois de 1914, la maison ne fournira que 8.343 kilos de déchets (total de l'année : 32.634 kilos). Par ailleurs, en 1914, les déchets ne sont plus vendus à Meneau et Cie, mais à l'entreprise Vve Trescases et fils, du Boulou. Signalons enfin que certains clients achètent, pour se dépanner, du liège brut mais déjà bouilli et aplani : le liège mince à 40 francs les 100 kilos et le liège bâtard à 50 francs. Les quantités achetées par Godaill, fabricant de bouchons à Céret, ou par Meneau, du Boulou, étaient de l'ordre de 400 à 500 kilos. |
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Plan de l'article 1. Un arbre
dans son pays 5. La
fabrication des bouchons 2. La
récolte du liège 6. La vie d'un
village bouchonnier 3. Naissance
d'une industrie 7. Une
industrie florissante 4. L'achat du
liège 8. Le
déclin |
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